5 décembre
"Les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour éveiller les adultes"
C, comme CANADA
LES BARQUES DES ÂMES
(légende indienne)
Il était un des plus brillants chasseurs de la tribu. Taillé en athlète il triomphait, à toutes les compétitions, des champions des clans voisins.
Il s'éprit un jour d'une ravissante jeune fille de sa tribu qui se nommait MinnéHawhaw, ce qui voulait dire : "l'Eau qui Rit". Comme au cours de plusieurs rencontres il avait fait montre d'un rare courage, le père de la jeune squaw lui donna bien volontiers celle-ci en mariage.
Mais le jour même des fiançailles, la jeune fille mourut. Ses amis creusèrent une tranchée dans le sol, enveloppèrent son corps dans une de ses plus belles robes puis, après avoir veillé pendant plusieurs heures, ils l'enterrèrent sous une couche d'herbe verte.
Le jeune Indien était triste. Il demeurait solitaire dans son wigwam, son arc détendu était accroché à une perche et son tomahawk demeurait sur une couverture en peau de bison. Il semblait loin de tout. Le regard perdu, il pensait sans cesse à sa bien-aimée, qui avait emporté avec elle son cœur dans la tombe. Il était indifférent à toute l'activité du camp et refusait de se mêler aux jeux de ses compagnons lorsque ceux-ci venaient l'inviter.
Souvent, il se rendait loin des teepees, en bordure de la forêt, là où reposait pour toujours celle dont il avait tant rêvé de partager la vie. Il demeurait debout, les mains jointes, et pensait à la disparue. En idée, il la suivait dans le monde des Esprits.
Au cours de son enfance, il avait écouté les vieillards raconter leurs histoires merveilleuses, leurs légendes surnaturelles à un auditoire extasié, fait de gamins et de fillettes, dont il était. Ces vieillards lui avaient dit que les âmes des morts s'en allaient au pays du soleil, dans le Sud, très loin, dans une île fortunée qui flottait au milieu d'un lac enchanteur, sous un ciel uniformément pur et toujours bleu.
L'hiver était venu. Un jour qu'il était assis sur la terre froide, avec autour de lui les arbres décharnés aux branches couvertes de neige, il prit une ultime décision. Il allait partir à la recherche de cette île, où vivait l'âme de sa bien-aimée.
Il se mit en route le jour même. Quittant le camp de sa tribu, il prit la direction du Sud et marcha pendant tout un temps, dans un pays fait de vallées, de collines et de lacs semblables à celui près duquel il avait passé toute son enfance. Toutefois, il lui sembla que la couche de neige y était moins épaisse et qu'il en était de même de la glace qui recouvrait la surface des fleuves et des rivières. Le ciel lui parut plus limpide et, sur la terre, la verdure abondait.
Au fur et à mesure qu'il progressait, il découvrit des fleurs dans les champs et au creux des buissons ; dans les branches des arbres, les oiseaux gazouillaient. La campagne se faisait plus accueillante encore.
Il découvrit au milieu des taillis un sentier qui courait dans une douce et tranquille prairie. Il s'y engagea. Bientôt, le soleil se mit à briller dans le ciel, mais il n'en fut pas gêné. Il progressait sous de larges branches, qui répandaient sur le sol une ombre réconfortante.
Sans peine, il parvint au sommet d'une haute colline. Là, se trouvait une hutte indienne, un wigwam. Devant la porte se tenait un pauvre vieillard, aux cheveux blancs, au visage maigre, aux traits tirés, vêtu de peaux de bêtes, s'appuyant sur un bâton, qui le reçut avec un triste sourire.
Le jeune voyageur allait, après l'avoir salué, lui conter son histoire, lorsque le vieil homme, impératif, lui dit :
"- Silence, ne dis rien ! Je t'attendais et je me suis levé pour te souhaiter la bienvenue. Celle que tu cherches s'est arrêtée ici. Elle a pris quelques heures de repos dans mon wigwam, puis elle est repartie. Entre !"
Le jeune homme obéit. Il fit honneur au frugal repas que lui servit le vieillard. Après quoi, sur l'invitation de ce dernier, il s'étendit sur une couche de feuilles mortes afin de prendre du repos. Il dormit plusieurs heures, car il avait longtemps marché et ses membres étaient fatigués. Lorsqu'il se leva, il était prêt à reprendre la route, bien décidé à fournir un nouvel effort. Le vieillard fit avec lui quelques pas.
Lorsqu'ils furent au bord d'une corniche rocailleuse, le vieil homme tendit son doigt vers l'horizon et dit:
"- Tu vois cet abîme qui s'étend à nos pieds. Plus loin, là-bas, dans la plaine qui se confond avec le ciel, c'est la patrie des âmes. Tu es juste à l'entrée, car ma demeure indique le lieu où elle commence. Mais seules les âmes peuvent franchir le seuil. Dépose sur le sol ton arc, tes flèches et ton carquois. Laisse derrière toi ton corps et ton chien !
Le vieillard attendit quelques secondes et poursuivit :
- Maintenant, tu peux pénétrer dans le Domaine des Esprits ! "
Le jeune chasseur s'élança dans l'espace avec la légèreté d'un oiseau volant dans le ciel. Les forêts, les lacs, les prairies, les montagnes étaient toujours comme avant, seulement, il les voyait avec des yeux nouveaux. Il en percevait toutes les beautés avec une étrange acuité.
La Nature lui parut d'une lumineuse éloquence, l'air lui sembla plus doux, le ciel d'un bleu plus intense et le gazon plus vert qu'ils ne s'offraient à la contemplation des mortels. Dans les arbres, les oiseaux ne chantaient que pour lui et tous les animaux venaient gambader à ses pieds. Nulle créature n'avait peur de lui, car nul n'oserait verser le sang dans le monde des Esprits.
Le jeune voyageur avançait sans effort, sans ressentir la moindre fatigue. Il glissait plutôt qu'il ne marchait, passant à travers les obstacles sans la moindre difficulté. Il ne lui était pas nécessaire de contourner un arbre ou un quartier de roc. Il les franchissait comme un esprit s'élancerait dans un cercle de vapeur ou un nuage de fumée.
Tout à coup, il se trouva sur les rives d'un grand lac aux eaux d'une extrême pureté. Non loin de là, au milieu des ondes de cristal, s'élevait une petite île verdoyante, fraîche et tranquille. À proximité, sur le même rivage, dans les roseaux, à demi échoué sur une plage de sable fin, se trouvait un canoë en écorce de bouleau avec une pagaie qui semblait s'offrir à la main.
Il poussa le canot et lorsque celui-ci flotta, il enjamba et bord et y prit place. Un courant doux l'entraîna au large. Il lui sembla bientôt, comme dans un rêve, qu'un autre canoë en écorce de bouleau, en tous points semblables à celui dans lequel il se trouvait, venait à sa rencontre.
Dans ce canoë était assise, belle et pâle, sa douce fiancée. Lorsqu'il se fut éloigné du rivage, elle le suivit, frappant en cadence, comme lui, l'eau de ses rames, ce qui faisait une mélodieuse musique.
Le cœur du jeune homme connaissait une joie tranquille. Alors qu'ils avançaient vers l'île fortunée, un bonheur ineffable l'envahissait. Mais en portant son regard vers la terre, il fut saisi de crainte pour sa bien-aimée.
Les vagues déferlaient sur des récifs et rejaillissaient en écume. Dans les eaux claires et profondes, il distinguait les corps d'une multitude de noyés et les ossements de milliers d'autres qui avaient péri dans les ressacs. Courageux et brave, il ne craignait rien pour lui-même, mais il redoutait le moindre accident pour elle, qui naviguait dans un fragile esquif. Ses appréhensions furent vaines, car ils franchirent les écueils comme une hirondelle traversant les nuages.
Ils étaient environnés de barques, de petits canoës, chacun portant une âme. Quelques-unes semblaient dans la désolation et le désespoir. D'autres, sombrant, disparaissaient. Les esquifs qui portaient de petits enfants atteignaient l'île sans difficulté, comme des oiseaux regagnant leurs nids. Ceux qui avaient à bord des jeunes gens et des jeunes squaws luttaient au milieu des vagues et des brisants. Ceux chargés de vieillards progressaient secoués par les vents et les tempêtes, et les risques qu'ils affrontaient étaient proportionnés aux bonnes et aux mauvaises actions que leurs passagers avaient commises.
Ayant doucement accosté, le chasseur et sa fiancée mirent allégrement le pied sur le sol de l'île enchantée. Quel changement pour eux ! Quel contraste entre cette triste et froide terre où ils avaient vécu et cette contrée bénie dont ils foulaient le sol pour la première fois. Ici, il n'y avait point de tombes ! On n'y entendait point parler de guerre. Jamais une tempête ne venait troubler la douceur de l'air. Jamais une nuée ne voilait le ciel. Le froid était inconnu dans cette île merveilleuse. On n'y versait jamais le sang. On n'y rencontrait ni la faim, ni la soif, car l'air qu'on y respirait était d'ambroisie.
Le chasseur serait resté à jamais près de sa fiancée, dans cette Terre des Esprits, quand un très grand chef, qu'on appelait le Maître de la Vie, s'approcha de lui et lui dit d'une voix légère comme un zéphyr :
"- Retourne au pays d'où tu viens. Ton jour n'est pas encore arrivé. Retourne dans ta tribu, auprès de tes compagnons et accomplis loyalement tes devoirs d'homme. Lorsque ta carrière sera achevée, tu rejoindras l'esprit de ta bien-aimée. Elle compte parmi nos élus. Elle restera ici toujours, aussi jeune, aussi heureuse qu'au jour où je l'enlevai à votre terre glacée."
Lorsque la voix se tut, le chasseur se réveilla. À ses pieds, se trouvait le petit monticule. Au-dessus de sa tête, la neige pesait lourdement sur les branches des arbres. Un lourd chagrin opprimait son cœur.
Il soupira : "Pauvre que je suis, ce n'était qu'un rêve !"
George FRONVAL Extrait de "Contes et Récits du Canada Français" - 1968 - NATHAN
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